RECIT – Voilà trois jours que nous avons quitté la toundra vallonnée du Jameson Land pour rejoindre les décors grandioses du fjord Skillebugt, dans la péninsule du Renland. Sous nos pieds, les moraines et ses roches usées, la glace brunie qui craque, et ses crevasses, vertigineuses. Le soleil, lui, s’amuse à disparaître derrière les pointes acérées des montagnes, et se joue de nos frissons ; nous prions alors pour qu’il revienne. D’un côté et de l’autre de notre campement, deux immenses glaciers qui drainent la majeure partie de la calotte du Renland. Le glacier Apusinikajik, dont nous avons déjà exploré les entrailles – un de ses moulins – et le glacier Edward Bailey, encore inconnu. Nous voilà à la confluence de ces deux glaciers : c’est sous nos pieds qu’ils se rencontrent.
Et quelle rencontre ! Après plus de cinq heures de portage, soudain, ce plaisir inattendu de fouler un sol nouveau, qui apaise nos pieds meurtris. Nous marchons sur du sable, cette érosion des montagnes que le glacier Edward Bailey est venu déposer à son aval, et qui s’est accumulée pendant des millénaires, bloquée, comme contrariée par le rival Apusinikajik.
Nos espoirs d’un sol confortable prennent vite fin : sa surface semble gelée. Plus encore, le sable rend de l’eau et dans les pentes raides des vallons, la glace affleure. Sous le sable donc, de la glace. Comme lui, la voilà bloquée en aval par Apusinikajik et poussée en amont par Edward Bailey. Il s’agirait peut-être d’un ancien glacier datant de la dernière glaciation, isolé de tout le reste par ces deux géants et qu’une couche de sable empêche de fondre. Un glacier fossilisé, car ancien, et mort, car immobile.
Etrange, quand on sait que la plupart des glaciers sont poussés par leur propre poids vers l’aval ou qu’ils fondent, et que la glace fossilisée, elle, se trouve généralement au fond des calottes polaires en altitude, et en profondeur sous la surface. Or ici, nous sommes proches du niveau de la mer, et cette glace affleure à la surface.
C’est ce mystère que les géophysiciens Eric Larose et Agnès Helmstetter vont tenter de percer aujourd’hui. Les deux scientifiques vont utiliser un géoradar lors d’une traversée de la vallée, pour sonder le sous-sol, sa composition, évaluer l’épaisseur de la glace et dessiner la géométrie de ce glacier potentiel, au destin peu commun.