L’heure du départ (n’est jamais celle prévue)
L’heure tourne. Il ne reste qu’une heure et demie avant le départ pour l’Islande et nous arrivons à peine aux portes de l’aéroport de Lyon. Sac sur le dos, jetés à la va-vite dans les cadis : drôle d’équipage que nous formons-là, Olivier, Gaëlle, Evrard et moi. Le hall atteint, le panneau d’affichage fige nos inquiétudes et ce nom qui sonnait alors de façon si étrange R-E-Y-K-J-A-V-I-K retrouve des rondeurs, de la bonhomie. Elle est aussi visible là, sur ces visages qui nous scrutent avec une curiosité bienveillante. Dans le hall de l’aéroport, Rafael, Eric, Agnès et Ludovic nous font signe. Les larges sourires apaisent nos mines inquiètes : notre première rencontre avec le reste de l’équipage est actée. Elle sera sous le signe de l’amitié.
Mais ce répit est de courte durée. En quelques secondes, nos gros sacs (une vingtaine au total), si soigneusement rangés (pour certains) sont aussitôt défaits. Assis là, face à un amat d’objets jonchés sur le sol, les mains posées sur le crâne, Evrard est prêt à soumettre les caprices de son esprit au moindre calcul : c’est l’heure de la pesée. 20 kilos, pas plus ! Dans un va et vient incessant, on s’active : les sacs sont vidés, puis remplis, puis de nouveau vidés… Il faudra plus d’une demi heure pour mettre fin à ce ballet incessant, trouver l’équilibre.
L’enregistrement effectué, on respire enfin, on charrie, on se jauge sans heurter, détendus. Les passagers s’enfoncent doucement dans le hall qui mène à l’avion, les derniers messages d’adieux sont envoyés. Seul Eric traîne, se fait attendre. On s’interroge, sans inquiétude. Mais le voilà qui réapparaît, déconfit. Sa batterie en lithium qui sert à alimenter les capteurs sismiques, essentielle pour sa mission au Scoresby, ne peut être embarquée. L’avion fend la nuit fraîche lyonnaise. Il est plus de 22 heures et il faudra rapidement trouver une autre solution.
C’est dans une fin de matinée brumeuse que la petite équipe arrive à Husavik, commune islandaise de 2700 âmes, dont le port de pêche est comme embrassé par un fjord. Les mines brouillées, un peu étourdies par plus de trois heures de vol, un atterrissage nocturne et froid en Islande, une monnaie danoise introuvable, huit heures de voiture à travers l’Islande – dont une halte pour trouver une nouvelle batterie nécessaire aux travaux des glaciologues – une rencontre avec Rémi, guide d’un jour, intarissable sur l’Islande, qui balance : « les macareux sont comme des pigeons pour les Islandais ». On s’en souviendra.
Là, les quelques bateaux à quai sont destinés aux « whale watching, », l’observation des baleines, activité très prisée des touristes et aujourd’hui en plein essor – la petite ville d’Husavik porte d’ailleurs un titre, celui de « capitale» du genre. Ici, l’ambiance est vaporeuse, calme, elle invite à la rêverie : son horizon n’est-il pas celui d’un immense fjord ?
Et pourtant. Comme des gosses affamés, on se précipite, on court presque, pour voir en vrai celui qu’on a examiné tant de fois et sous toutes les coutures derrière notre écran : « Le Donna Wood ». C’est bien lui, ce voilier en bois de chêne, dont le luxe nous ferait presque rougir, qui va nous mener au-delà du cercle polaire arctique, à Ittoqqottormiit, village inuit situé à l’entrée du Scoresby Sund. Cet ancien bateau phare, de la compagnie North Sailing, fascine. Déjà, on s’impatiente pour entendre ses voiles claquer au vent.
Mais il va falloir attendre, car l’heure du départ n’est décidément jamais celle prévue. Il est 19 heures, enfin, et le navire se tire doucement du môle d’escale, glisse dans l’immense baie de Skajalfandi sous le regard blasé des macareux. La grand voile, si lourde, est hissée douloureusement à la main. Et voilà que le « Donna Wood », majestueux, peut prendre un nouvel élan et fendre l’air dans une houle agitée, qui laisse deviner les baleines venues saluer notre équipage, embarqué dans une nouvelle aventure.