Nous voilà enfin partis ! Le massif Donna Wood semble ce jour-là bien léger tant il file dans la baie de Skajalfandi. Et tandis que le petit port d’Husavik s’éloigne, les immenses montagnes du fjord islandais nous offrent un dernier horizon. Sur le pont, nous regardons émerveillés cette aventure qui prend forme dans ces mâts en bois et cette proue rebelle aux assauts de la mer.
Laas, Danois de 30 ans, interrompt brusquement notre rêverie : il est temps de hisser la grand-voile. La mécanique ne pourra pas nous aider. Cette fois c’est à la force de nos bras que l’immense tissu se gonfle – le voilà bordé. Le vieux gréement prend une nouvelle allure, et dans ce second souffle, nous ignorons encore les caprices de la mer, qui ne nous laissera aucun répit.
A l’intérieur, le bateau est confortable : cabines de deux personnes, deux grandes douches – nos dernières douches… Grand « salon », coin cuisine, d’où s’échappent les premières odeurs de poisson. Ce soir, ce sera brandade de haddock au menu ! Gudny Elise, ancienne fleuriste islandaise reconvertie en chef embarquée, est aux fourneaux. Et bien plus encore. Elle nous offre un large sourire qui ne quittera pas ces trois jours de traversée – il apaisera nos tourments.
Ceux-ci ne tardent pas à apparaître. Quelques heures de traversée et voilà qu’il débarque à bord, avec ses mauvaises nuits et ses journées vaporeuses, interminables, comme ce jour qui n’en finit pas. Le mal de mer. Les mines se ferment, le teint se brouille. Les yeux cherchent désespérément un point sur lequel se raccrocher. Rien n’y fait. Christian, le capitaine, offre son premier discours devant une assemblée éteinte. Olivier et Evrard esquissent un sourire forcé, le regard déjà planté sur le sol. Pendant une journée entière, ils n’auront pour horizon que les quatre murs de leur cabine.
Ambiance plus gaie, sur le pont. Yann, Eric, Philippe et moi sommes les derniers « survivants » du mal de mer. Nous profitons largement des dernières surprises qui s’invitent à notre contemplation. A notre droite, apparition fantomatique : « l’île plate », où sont dressées quelques maisons. S’agit-il d’un songe ? La danse soudaine de deux dauphins venus se frotter à notre coque sème la confusion. Mais qu’importe, puisque cette vie à bord est comme un rêve.
Je ne tiens guère plus longtemps que mes camarades, le ventre grogne, la tête tourne. Je regarde sur Google Earth avec inquiétude : nous avons passé le symbolique 66°N – soulagement. Il a été franchi. Je peux rejoindre les cabines et ses malades.
Le navire, lui, continue sa course malgré la houle et les 25 nœuds de vent. A bord, le silence règne. L’Islandais Igle, ancien étudiant en anthropologie visuelle, et membre de l’équipage, est imperturbable. Il se glisse d’un lieu à l’autre, se meut au rythme du bateau, semble faire corps avec lui. Serait-il né ici ? Non, ce n’est que la deuxième fois qu’il travaille pour la compagnie North Sailing. La conversation se termine. De nouveau le silence, que viennent interrompre des retrouvailles rares mais heureuses autour du dîner.
Dehors, le bruit est celui du moteur qui ronronne, et de l’écume, qui caresse le navire. Pendant de nombreuses heures, notre seul horizon est ce soleil sans sommeil, voilé par une fine brume. La mer, l’immense mer arctique n’offre rien que de sombres profondeurs. Et soudain, là quelque chose brille, indistinctement. Les yeux fatigués s’écarquillent, peinent à y croire : cet énorme rocher blanc qui semble flotter sur les eaux… Un iceberg ! L’équipage retient son souffle et retrouve les premiers émois du départ : la voile se gausse et nous sommes désormais tous sur le pont. Evrard apparaît, porté par un nouvel élan. La tête entre les mains, les yeux émus, il murmure : « mon premier iceberg ». La joie est immense tandis que se dresse devant nous, un à un, les monstres des mers, qui nous indique le chemin jusqu’à Ittoqqottormit. Sortez les bouteilles de rhum : nous sommes à deux doigts d’atteindre le Scoresby Sund.